.fragments .fugitifs

..journal

 

De mémoire d'homme on n'avait vu ceci : une époque aussi monstrueusement habitée de timidités et de paresses veules, d'inconsciences et d'abdications, et qui s'agite seule et se convulsionne, se tord et crache le sang ; une époque malade d'où l'homme est absent, où l'homme se tient coi, tapi dans l'aventure et capable seulement de mourir : une époque où personne ne se risque à penser. Personne qui soit quelqu'un. Ça fourmille de grands hommes, ce temps-là, ça grouille de personnes, mais ce ne sont que les hommes de la foule, d'obscènes images qui s'efforcent toujours d'être plus ressemblantes. Et le temps va.

On veut SAVOIR, on ne veut pas COMPRENDRE — et savoir vous éloigne et la science vous trompe : tout ce qui sort de la mémoire, c'est du présent déjà mangé, c'est un passé tout frais encore, qui fume encore : c'est du passé. Tout l'aujourd'hui est versé en arrière, on s'y retranche et on attend. On attend quoi ? Ce qui arrive : ce qui est arrivé. On classe ; on compte ; et on attend encore. Le présent tout entier se regarde passer.

Il se voit seulement alors qu'il se referme : un visage déçu, qui n'a plus rien à dire, qui ne peut plus rien dire et qui s'en va, au loin, frappé de nullité, frappé de ressemblance à l'immonde comme une incompréhensible médaille maintenant vieillie et qui aurait été frappée de ressemblance de tout...

Les cœurs simples ont été, cependant, ouverts à coup de couteau ; notre monde est béant d'un soudain avenir, grand ouvert par la souffrance : le ciel est là, tout neuf, et les grands vents du ciel...

Armel Guerne, Le monde ouvert, in Mythologie de l'homme

0
+