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Condition 

Mais précisément parce que la douleur n'atteint que notre être fini, elle nous révèle la réalité de notre existence individuelle et séparée. Elle nous découvre ce que nous sommes dès que le monde vient à nous manquer, ce qui demeure de nous-même lorsque tout le reste nous est retiré. Quand le monde est contre nous, nous mesurons tout à coup le tragique de notre destinée propre. Et les élancements de la douleur ne nous paraissent impossibles à supporter que parce qu'ils tranchent tous les fils qui soutenaient notre âme et notre corps au milieu de l'immense univers. La nature déjà s'y emploie par tous les maux dont elle nous charge et elle s'entend à nous faire sentir l'affreuse misère de notre corps. Lorsque la volonté perverse des hommes vient à son aide, la douleur du corps s'efface devant une détresse de l'âme qui semble sans remède. Car la véritable détresse est spirituelle : elle naît du spectacle même de cette malice volontaire qui remplit le monde, dont nous ne sommes pas toujours les victimes, qui est aussi au fond de nous-même, et qui, en obligeant tous les êtres à nourrir de la souffrance d'autrui le sentiment qu'ils ont de leur propre pouvoir, fait paraître entre eux on ne sait quelle horrible solidarité.

Louis Lavelle, L'erreur de Narcisse

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