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Tant que nous n'apercevons pas comment il est possible d'éviter, dans l'acte même de produire ou de combattre, cette emprise des appareils sur les masses, toute tentative révolutionnaire aura quelque chose de désespéré ; car si nous savons quel système de production et de combat nous aspirons de toute notre âmes à détruire, on ignore quel système acceptable pourrait le remplacer. Et d'autre part toute tentative de réforme apparaît comme puérile au regard des nécessités aveugles impliquées par le jeu de ce monstrueux engrenage. La société actuelle ressemble à une immense machine qui happerait sans cesse des hommes, et dont personne ne connaîtrait les commandes ; et ceux qui se sacrifient pour le progrès social ressemblent à des gens qui s'agripperaient aux rouages et aux courroies de transmission pour essayer d'arrêter la machine, et se feraient broyer à leur tour. Mais l'impuissance où l'on se trouve à un moment donné, impuissance qui ne doit jamais être regardée comme définitive, ne peut dispenser de rester fidèle à soi-même, ni excuser la capitulation devant l'ennemi, quelque masque qu'il prenne. Et, sous tous les noms dont il peut se parer, fascisme, démocratie ou dictature du prolétariat, l'ennemi capital reste l'appareil administratif, policier et militaire ; non pas celui d'en face, qui n'est notre ennemi qu'autant qu'il est celui de nos frères, mais celui qui se dit notre défenseur et fait de nous ses esclaves. Dans n'importe quelle circonstance, la pire trahison consiste à accepter de se subordonner à cet appareil et de fouler aux pieds pour le servir, en soi-même et chez autrui, toutes les valeurs humaines.

Simone Weil, Réflexions sur la guerre (1933)

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